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LA JUSTICE EXPÉDITIVE À

NAIROBI

INFORMALITÉ OU FORMALITÉ JURIDIQUE?

 

 

                                                         Deyssi Rodriguez‑Torres

 

 

Quand nous avons commencé nos recherches à Nairobi, notre objectif était de travailler sur la pauvreté en rapport avec le logement et avec la localisation spatiale, et sur les modes de vie et de survie de la population la plus pauvre. Mathare Valley, le plus grand bidonville de l’Afrique de l’Est, avec environ 300.000 habitants, est devenu notre terrain de recherche. C’est à Mathare Valley que nous avons trouvé toutes les manifestations de la pauvreté, ainsi que toutes sortes de modes de survie, légaux et illégaux, développés de façon autonome par la population. C’est ainsi que, en étudiant la survie économique et sociale dans un milieu envahi par la pauvreté et l’exclusion, nous avons aussi été confrontée à une autre sorte de survie: la survie juridique non négociée, en particulier la justice expéditive.

 

La justice expéditive est devenu un phénomène quotidien dans les bidonvilles de Nairobi, surtout à partir des années 80. Cette décennie a été marquée par des changements socio‑économiques qui ont aggravé les conditions de vie de la majorité de la population, ainsi que par des rebondissements politiques, comme le coup d’État manqué de 1982.

 

L’aggravation des conditions de vie dans les bidonvilles et dans les secteurs populaires de Nairobi est surtout l’effet des plans d’ajustement structurels imposés à l’Afrique depuis une vingtaine d’années par le FMI et la Banque Mondiale, ainsi qu’au mode néo‑patrimonial par lequel l’État cherche à gérer les ressources urbaines et nationales. La majorité de la population de la ville se trouve actuellement confrontée à la marginalisation, à l’exclusion et à une pauvreté endémique qui touche plus de 60% des habitants. Pour contrer cette pauvreté, pour obtenir la survie économique, sociale et juridique, nombreuse est la population qui développe, jour après jour, des stratégies de survie et de régulation sociale autonomes qui vont de l’informel à l’illégal. Le nombre de [page 180] cambriolages, d’agressions et de vols dans la rue augmente de façon parallèle au désarroi des habitants. Nombreux sont donc les habitants qui décident de faire justice, de se faire justice et, pour ce faire, ne trouvent d’autres alternatives que de se livrer à la ‘chasse au voleur’.

 

Cette nouvelle manifestation de la justice populaire pourrait être définie comme une justice traditionnelle, parallèle à la justice du droit moderne, si elle était placée dans le cadre du droit coutumier. Mais, la justice expéditive à Nairobi ne tient pas compte de l’autorité des aînés, et les tribunaux et les juges traditionnels n’existent pas. Dans ce sens, nous croyons que la justice expéditive ne peut pas être considérée comme relevant de la justice traditionnelle. La justice expéditive serait plutôt le produit du manque de justice, une réaction populaire contre les mauvaises conditions de vie, contre la misère, contre l’exclusion.

 

La justice expéditive s’est avérée un phénomène social qu’on peut analyser que comme phénomène lié à la violence urbaine, parce qu’elle représente l’un des symboles de l’impunité judiciaire. La justice expéditive pourrait aussi montrer qu’il existe une justice populaire juxtaposée à la justice officielle qui pratique depuis 1990 les mêmes méthodes justicières, la “chasse à mort aux suspects et aux criminels", mais avec l’aval du gouvernement (Shoot to kill policy). Cela veut dire que tandis que la justice expéditive populaire est qualifiée d’informelle et d’illégale, ce même genre de justice exécutée par les autorités est qualifiée de formelle, de légale.

 

De quels besoins la justice expéditive répond‑elle? Peut‑on dire qu’il existe à Nairobi deux sortes de justice expéditive qui s’affrontent, l’une informelle, l’autre formelle? Peut‑on dire qu’on se trouve face à une situation d’interlégalité dont les différentes actions ‑ informelles et formelles ‑ portent le même contenu éthique et symbolique? Ce sont quelques‑unes des questions que nous nous posons depuis 1991, depuis que, dans le cadre de nos recherches sur la pauvreté et la violence urbaine à Nairobi, nous sommes confrontés au phénomène des lynchages, aux citoyens pauvres qu’on brûle vifs, aux coups de pieds donnés par les ‘gens honnêtes’ et par la police aux enfants de la rue, depuis que nous avons dû déguerpir en vitesse derrière le coin de la rue où nous travaillions cherchant à echapper à la foule qui arrivait avec une nouvelle victime, depuis que presque chaque jour nous lisons dans les journaux locaux les articles sur l’assassinat de ‘criminels’ ou de ‘suspects’ par la foule ou par la police.

 

Dans cette contribution, nous n’avons pas d’autre intention que de proposer quelques pistes de réflexion sur la violence urbaine à Nairobi. Tout d’abord, nous décrivons ce qu’est la justice expéditive, pour ensuite, à partir de témoignages, essayer de dépister l’explication donnée ‘par le bas’ à ce phénomène. Nous essayerons de montrer pourquoi la justice expéditive doit être [page 181] considérée comme un phénomène urbain nouveau qui s’explique pas seulement par l’inefficacité du droit moderne, mais exprime également une réaction populaire contre l’abandon socio‑économique et juridique de la population pauvre de Nairobi. Enfin, en plaçant la problématique dans le contexte politique actuel, nous montrons comment la justice expéditive se juxtapose à la justice officielle. Pour ce faire, nous utilisons notre expérience sur le terrain, les récits et les histoires de vie recueillis auprès de témoins, de certains exécuteurs de la justice expéditive et de certaines victimes qui ont survécu les coups et les brûlures. En les remerciant de leur collaboration, nous ne citons pas les noms des informants qui ont bien voulu nous montrer comment se déroule la justice populaire à Nairobi, principalement au centre-ville et dans trois de ses bidonvilles: Mathare Valley, Korogocho et Kangemi.

 

 

Justification et itinéraire de la justice expéditive

 

Mieux connue en Afrique de l’Est comme ‘the mob justice’, la justice expéditive est perçue généralement comme un des symboles de l’impunité judiciaire qui entraîne, directement ou indirectement, la privatisation de la justice, l’apparition des escadrons de la mort, des groupes d’auto‑défense, des organisations para‑militaires et des systèmes policiers privés.

 

La justice de la rue à Nairobi est une justice où, à tort ou à raison, le coupable est désigné du doigt, identifié sans preuves et immédiatement condamné à la peine capitale, sans être jugé, ni écouté, ni défendu. Le condamné est livré à son sort, sous le regard impassible de la foule. Il se constitue ainsi une justice spontanée qui échappe aux autorités et est le fait de personnes qui, alertées par les cris ‘au voleur’, courent derrière l’accusé sans se poser de questions ni sur la culpabilité du soit‑disant voleur ni sur leur propre rôle au milieu de la foule.

 

Les principales explications données par la population concernée, sont de l’ordre du maintien de la sécurité dans le quartier ou dans la rue. Les plaintes au sujet de l’insécurité dans la rue font mention de l’augmentation du nombre de voleurs, fait qui est ressenti comme un grave problème pour les riverains, d’autant plus que, de leur avis, la police ne fait rien pour arrêter les délinquants. La justification la plus répondée fait allusion au fait que celui qui est appréhendé comme voleur et est reconnu par la communauté sera néanmoins libéré sans que justice soit faite dès lors qu’on le conduirait à la police.

 

Les acteurs‑exécuteurs qui parlent de la justice populaire disent, en termes généraux, que

 

la justice et ses représentants sont corrompus. Il suffit que [page 182] nous amenions le voleur au poste de police pour qu’il soit relâché plus tard; parfois il ne reste au poste de police qu’un après‑midi, après avoir donné de l’argent aux agents qui se trouvaient de service. Conduire ou dénoncer le voleur ou le délinquant à la police ne sert à rien, parce qu’en plus nous sommes menacés par ce même délinquant qui, après avoir été libéré, en payant des pots‑de‑vin, vient nous dire qu’il a des pistons, des amis, des personnes connues dans la police qui l’aideront toujours et que nous ne pouvons rien contre lui.

 

Selon la population, quelqu’un qui va dénoncer un cas, en tant que victime de la délinquance quotidienne, et cherche protection, est davantage traité comme coupable que comme une personne qui veut dénoncer un délit et coopérer avec les autorités: “Nous sommes soumis à beaucoup de difficultés administratives et à un traitement ‘indécent’".

 

La justification populaire est qu’il faut pallier à l’inaction de la police, faire quelque chose pour la communauté et sa sécurité. C’est ainsi que les gens décident d’identifier et de poursuivre eux‑mêmes des individus signalés comme acteurs délinquants dans le voisinage ou ailleurs:

 

Nous savons qui sont les voleurs; nous avons aussi des informateurs qui nous indiquent les suspects. Quand ils sont bien identifiés on les poursuit et on les arrête par la force. Tout le monde peut assister et participer, même les enfants. Les gens prennent le délinquant et le frappent avec les pieds et les mains, avec des objets aussi. Tandis que certain l’exécutent, d’autres restent là, à regarder, à crier contre le voleur. Ensuite, quand le voleur est jeté par terre, blessé, on ne s’arrête pas; on continue à le frapper et quand il est très fatigué, qu’il ne peut plus se lever ou se défendre, les gens cherchent du bois  pour allumer du feu et en finir avec lui. Parfois on lui met un vieux pneu autour du corps, pour attacher les bras afin qu’il ne puisse pas s’échapper. Habituellement on l’arrose avec du pétrole directement, quand il est fatigué et par terre, et on y met du feu. Parfois on le pend à un poteau. On le brûle vivant. Nous restons sur place jusqu’à ce qu’il soit réduit en cendres. Les dépouilles restent là, par terre; parfois elles sont ramassées par la police ou par quelqu’un de la famille.

 

Les justifications sécuritaires et la possibilité d’un certain ‘accès à la justice’ constituent les fondements de l’organisation de la justice expéditive. Ils [page 183] fournissent la légitimation symbolique qui permet de participer sans regrets à  une action, même quand celle‑ci n’a pas été planifiée.

 

L’action de la justice expéditive est complètement spontanée, son exécution ne connait pas ni horaire ni lieu fixe. Les gens qui participent ou qui assistent en tant que spectateurs à l’exécution le font également de façon spontanée, sitôt que le cri ‘au voleur’ est entendu. Parfois on se rend directement sur le lieu “parce que j’ai entendu des cris, que j’ai su qu’on avait appréhendé un voleur et que j’ai tout de suite identifié l’endroit".  Souvent, pour pouvoir participer il faut partir à la recherche de l’endroit: “je suis les voix pour trouver la rue où va avoir lieu l’exécution. Je viens même si on ne m’a pas appelé. Il ne faut pas d’invitation pour y assister; si on n’a rien à faire, pourquoi ne pas aller voir?". Parfois les gens savent qu’on est déjà à la poursuite de quelqu’un, ce qui fait que la communauté intéressée est informée à l’avance, soit “par le bruit que les gens font, soit parce qu’on nous a déjà prévenu qu’on est à la recherche d’un voleur, qu’il va y avoir une exécution dans le voisinage".

 

Une autre justification symbolique de la justice expéditive est de l’ordre de l’économique, de sauvegarde de l’acquis. Il s’agit de se protéger des délinquants et, indirectement, de certains membres de la police locale, car

 

nous n’avons rien à espérer des autorités; la police ne vient chez nous que pour avoir de l’argent, pour détruire nos biens. Elle ne s’occupe pas de contrôler la délinquance, c’est pour cela que nous devons faire justice nous‑mêmes. Comment croyez‑vous que je pourrais nourrir ma famille si je laissais les voleurs prendre mon argent? Je n’ai pas d’emploi, je dois payer un loyer pour le taudis où j’habite, je dois me défendre. Je crois que les amis qui se chargent d’appréhender les voleurs font un bon travail. S’ils ne le font pas, qui s’en chargera?

 

Cette justification s’exprime aussi en termes politiques, le gouvernement étant tenu comme responsable de l’insécurité liée à la criminalité urbaine.

 

Pour nous, l’insécurité et le manque de justice sont la faute du gouvernement. Nous ne pouvons avoir de bons rapports avec les autorités que si nous avons de l’argent. Le problème de la justice est que nous n’avons pas d’argent, tandis que certaines personnes sont très riches et ont droit à l’aide et à la protection du gouvernement.

 

Ou encore, l’irresponsabilité de l’État est établie en termes de justice sociale:

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les problèmes qui se vivent au niveau de la justice, sont la conséquence des politiques du gouvernement qui ne fait rien pour combattre la délinquance ni le crime organisé. La délinquance et la criminalité sont les conséquences de l’injustice. De toutes les injustices. Voyez‑vous, nous vivons comme les plus pauvres du monde et personne ne s’occupe de notre situation. Les gens doivent se débrouiller pour chercher des moyens de survie, ils doivent même voler les biens des autres. C’est une injustice de la société toute entière.

 

C’est une véritable rupture qui commence ainsi à se dessiner  entre cette société et l’État, rupture qui, comme nous le verrons plus loin, peut contribuer à institutionnaliser l’action justicière menée ‘par le bas’ et opposer celle-ci aux normes juridiques officielles.

 

Que l’on soit ou non d’accord avec la ‘chasse et l’exécution du voleur’, la solidarité exprimée assure la survie et la reproduction de l’action, comme le confirment les déclarations reprises ici: “je ne partage pas l’idée des lynchages, cela ne me fait aucun plaisir, je ne suis pas heureux de voir ça, mais je reste, il faut être là, même si on ne fait rien. Il faut accompagner les autres. Comme je n’ai rien à faire, je peux y assister sans problème"; et: “Je ne fais pas partie des chasseurs de voleurs, mais je suis d’accord qu’on les liquide; il faut en finir avec le mal, mais il me semble que les autres voleurs ne retiennent pas l’exemple de ce qui se passe avec les leurs, il continue à y avoir de plus en plus de voleurs ici".

 

La solidarité crée des devoirs à l’égard des exécuteurs et ces devoirs deviennent à leur tour une loi implicite à respecter quand il s’agit de protéger les exécuteurs, puisque

 

ceux qui vont appréhender les délinquants prennent aussi des risques. Personne ne les paie pour le faire, ils sont volontaires. C’est grâce à eux que nous avons moins de problèmes maintenant dans le quartier. Personne ne les a nommés pour le faire, mais nous savons qui sont ceux qui s’en chargent, ce sont des gens biens. Personne ne va les dénoncer à la police. Parce que nous ne sommes pas des informateurs de la police et même si nous connaissons la victime, jamais nous ne l’identifions devant les autorités. Quand la police arrive tout est fini, elle ne fait que regarder, comme tout le monde. [...] Dénoncer les exécuteurs auprès de la police? Pour quoi faire? La police relâche toujours les délinquants; si nous dénonçons les seuls qui font justice peut‑être qu’ils seront [page 185] mis en prison; sûrement que pour eux, la police agira. Personne ici n’a jamais dénoncé les amis qui font ce travail.

 

La façon dont les faits se produisent, le silence sur ces faits visant à protéger les exécuteurs, et l’ignorance affichée concernant l’identité de la victime, donnent à la justice expéditive son unité, avec un contenu éthique très différent de celui propagé par le droit moderne. En fait, la philosophie de la justice expéditive rassemble la population dans une sorte de solidarité  qui assure l’action, en tant qu’action sociale, et qui garantit en même temps la sécurité physique et judiciaire des exécuteurs.

 

La justice expéditive est également acceptée des femmes qui, bien qu’elles ne jouent pas (encore) le rôle d’exécutrices, légitiment l’action comme une réaction contre la situation

 

[d’]injustice totale dans laquelle nous vivons. Nous faisons les marchés, nous travaillons comme porteurs, nous faisons n’importe quoi pour gagner notre vie et il y a quelqu’un d’autre qui vient nous voler et puis après va se promener tranquillement dans le quartier. Mais c’est le délinquant qui a la protection de la police, des autorités. Nous payons la police quand elle vient pour nous faire déguerpir, pour qu’elle ne détruise pas nos affaires, nos petits marchés, nos taudis; le voleur paie pour ne pas être conduit en prison; les riches ne doivent rien payer du tout car ils ont de l’argent et sont toujours protégés. C’est une grande injustice. Nous vivons dans l’insécurité et la misère; il faut en finir avec cette situation.

 

Parmi les spectateurs de la justice expéditive on trouve aussi des enfants et des adolescents. Généralement, ce sont les enfants âgés de moins de 12 ans qui approuvent et participent aux exécutions:

 

nous avons toujours vu comment les adultes chassent les voleurs. Quand nous sommes tout petits nous allons aux exécutions avec nos mères ou un de nos frères, puis quand nous grandissons nous y assistons seuls. Les adultes disent que c’est bien de faire la chasse aux voleurs, je crois aussi que c’est bien... Parce que parfois celui qu’on a appréhendé est quelqu’un qui dérangeait les voisins, ou quelqu’un qui volait dans les kiosques des femmes du quartier, ou quelqu’un qui nous volait notre nourriture ou notre argent à la maison.

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Malgré la solidarité manifeste, la justice expéditive entraîne aussi, au sein de la communauté, une certaine opposition, mais celle-ci n’arrive ni à briser la légitimité du fait comme action sociale ni à stopper les exécutions. L’opposition à ce genre d’action ne s’exprime pas dans des termes contestataires vis‑à‑vis des exécuteurs ou de dénonciation auprès des autorités locales, mais plutôt par le laisser faire.

 

Je sais quand il y a une exécution dans le quartier; je ne participe pas mais je reste là à regarder. Je ne peux rien faire pour l’empêcher. Les autres savent que je ne suis pas d’accord mais il ne se passe rien, ils ne vont pas m’attaquer, moi, pour ça; ils savent que beaucoup de monde dans le quartier n’est pas d’accord mais ils continuent à le faire et nous, nous continuons à regarder.

 

L’opposition s’exprime aussi par le silence. On sait ce qui se passe et on connaît les acteurs, et parfois les victimes, mais on ne dit rien. Dans la majorité des cas on ne fait rien pour arrêter l’exécution.

 

Je ne suis pas d’accord avec la justice expéditive. Je crois qu’il y a des fois où l’exécuté est innocent mais il ne peut pas se défendre. Ce qui se passe c’est qu’il suffit qu’une seule personne crie ‘au voleur’ pour que la foule se lance derrière la personne désignée; le condamné n’a pas le temps de s’expliquer ou de s’excuser. Il ne peut rien faire, c’est tellement violent qu’il n’a que le temps de crier de douleur. Je ne dis rien, tout simplement je ne participe pas au lynchage. [...] Je ne suis pas d’accord et ne participe pas à l’exécution. Je sais que les gens le font parce qu’ils sont fatigués d’être volés, menacés, abandonnés à leur sort et qu’ils n’ont plus d’autre recours que de faire leur propre justice. Je ne me suis jamais opposé aux faits, je n’ai jamais discuté avec les exécuteurs; je reste chez moi, ma famille peut y aller si elle le veut.

 

Les personnes qui ne sont pas d’accord avec la justice expéditive ne sont ni jugées ni dénoncées dans la communauté; au contraire, elles sont tolérées par les acteurs actifs qui estiment

 

[qu’]il faut en terminer avec le mal et donner l’exemple aux autres. Nous savons que tout le monde n’est pas d’accord mais ce n’est pas grave, ils n’ont qu’à rester à la maison. Personne n’est obligé de participer mais tout le monde en profite parce [page 187] qu’on débarrase toute la communauté des délinquants, des ennemis. Je ne suis pas le seul exécuteur ni le seul à en profiter.

 

On pourrait dire que vu le fait que la justice expéditive a été créée en dehors de toute forme d’organisation formelle, que l’action a lieu de façon spontanée, que les acteurs impliqués induisent par leur action la solidarité qui, à son tour, légitime leur action, et que, enfin, la lutte contre la délinquance et contre la pauvreté est l’un des objectifs sociaux communautaires, les acteurs sociaux qui ne sont pas d’accord n’ont d’autre recours que de manifester leur opposition par le silence. De notre expérience, il resssort que ce silence fait aussi partie de la façon d’agir et de réagir d’une société civile urbaine empêchée de s’impliquer dans des actions communautaires‑contestataires. Ce silence peut aussi être la seule façon d’agir à laquelle est réduite une population réprimée politiquement et marginalisée socialement. En réalité, à Mathare Valley et dans les secteurs populaires de Nairobi toute forme de résistance s’exprime par le silence.

 

C’est par le sentiment ‘du devoir accompli’ que les exécuteurs et les participants à la justice expéditive légitiment leur action. C’est, pour leur part, en faisant la constatation du décès d’un ‘inconnu mort dans des circonstances violentes’ que les autorités évitent de s’impliquer dans la justice expéditive. C’est par le silence et en restant éloignés des exécutions que les opposants à la justice expéditive manifestent leur désaccord.

 

La justice expéditive peut donc être définie comme l’une des “instances judiciaires non-étatiques rejetées par l’État: l’État va s’opposer à elles soit par le silence du droit positif soit en sanctionnant par l’intermédiaire de ce même droit positif" (Rouland 1988: 452).

 

 

Comment un phénomène urbain nouveau peut-il contribuer à réguler la survie socio-juridique?

 

Il existe une tendance à parler de la justice expéditive comme d’une caractéristique de la justice traditionnelle, de la loi coutumière. Le débat sur le sujet est lié au débat sur l’existence de l’État, ainsi que sur les modes de règlement des conflits et les systèmes de pénalisation propres aux sociétés traditionnelles.

 

Avant la période coloniale la question judiciaire, en l’absence de codes écrits et d’une définition unitaire des punitions, était sauvegardée par un ordre social et un système hiérarchique propre à chacque communauté. La peine de mort était une décision prise et exécutée par les responsables de la justice; il n’y avait pas [page 188] de foule déchaînée derrière le condamné. Dans ce contexte, les manifestations de nouvelles formes d’exercice de la justice seraient plutôt des adaptations judiciaires autonomes dans les communautés locales urbaines qui se livrent à des exécutions, mais sans le faire au nom des ancêtres, ni au nom de la tradition.

 

Par ailleurs, la justice expéditive, tout en étant un phénomène nouveau en milieu urbain, ne ressemble pas à d’autres pratiques de règlements de comptes ou formes de justice privée urbaine, mécanismes imaginés pour éliminer ‘des délinquants’. La justice expéditive, en tant que phénomène urbain, relèverait davantage du domaine socio‑économique en ce qu’elle se produit actuellement surtout (peut‑être de façon provisoire) à Nairobi dans les milieux des démunis, des défavorisés, des marginalisés.

 

La ville des pauvres a donc créé une nouvelle interprétation populaire de la justice où les sentiments de vengeance, d’insécurité, de peur de perdre l’acquis, le désir aussi posséder des biens matériels auxquels on n’a pas accès, créent un nouveau code de conduite et d’auto‑protection sociale. C’est ainsi que les sous‑groupes vivant dans la pauvreté et dans le désarroi sécrètent leur propre droit, un droit de la rue qui, légitimé par les acteurs qui s’en servent, ne fait mention ni du droit coutumier ni du droit moderne.

 

Avec l’invention de ce droit de la rue, de ces nouvelles ‘instances judiciaires non-étatiques’ (Rouland 1988: 452) se sont créés aussi de nouveaux mécanismes sociaux, ainsi que certains codes de régulation informels qui, aux yeux des acteurs impliqués, octroient une légalité à leur action. En fait, l’évolution de la justice expéditive à Nairobi, entre 1980 et mai 1996, montre l’existence de codes de conduite qui ont été structurés au fil des années, qui fonctionnent de façon symbolique et réelle, validés, par les communautés elles‑mêmes, comme modes juridiques locaux.

 

 

Les victimes

 

Durant les années 80 la majorité des victimes de la justice expéditive étaient des hommes âgés de plus de 18 ans. A cette époque‑là on ne touchait pas aux femmes et dans des cas exceptionnels seulement, il arrivait que l’on s’attaquait aux enfants. C’est à partir de 1990 que la justice expéditive a pris comme cible les enfants:

 

il y a beaucoup d’enfants abandonnés, qui n’ont d’autre chose à faire que de déranger les passants, voler dans les maisons ou dans les poches des gens; d’autres volent même les fenêtres des maisons ou de la nourriture dans les kiosques, ce sont des [page 189] petits voleurs et il faut en finir avec le mal. On exécute les enfants voleurs mais pas aussi souvent que les adultes.

 

Il s’agit d’enfants qui vivent dans la rue, qui n’ont plus de foyer ni de parents et qui survivent, généralement, grâce à la petite délinquance.

 

C’est aussi à partir de 1990 qu’on a commencé à exécuter les femmes, des femmes adultes signalées comme

 

des voleuses, des mauvaises femmes qui profitent d’être des femmes pour s’approcher d’un homme, lui voler son argent et même lui voler ses affaires dans la maison. Ce sont des vraies délinquantes; elles volent aussi les passants, dans les kiosques ou dans les postes de vente du secteur informel. Ce sont des femmes adultes, nous n’exécutons pas de jeunes filles. Parfois ces jeunes filles volent aussi mais, généralement, ce sont de filles qui traînent dans la rue; ce sont des prostituées qui ne font que leur travail, sans déranger personne; pourquoi s’attaquer à elles?

 

 

Division du travail

 

Dans le processus de la justice expéditive, nous observons une sorte de ‘division du travail’ qui serait régulée, apparemment, par les classes d’âge.

 

La façon la plus commune de faire la ‘chasse au voleur’ est celle que l’on peut observer dans les rues, quelqu’un crie ‘au voleur’ et fait déclencher le mouvement de la foule. Mais, quand le ‘voleur’ a été signalé du doigt, sa recherche se fait de façon plus au moins organisée: des hommes adultes chargés de faire la ‘chasse au voleur’ sont jour et nuit à sa recherche ou à la recherche de sa cachette supposée. Les hommes qui font ce travail sont, généralement, des jeunes chômeurs qui ont entre 15 et 30 ans, qui vivent avec leur famille dans les secteurs où ils font les recherches. Plusieurs d’entre eux reconnaissent, encore, l’autorité des aînés. Quand ils trouvent le ‘voleur’ ils crient fort et ne le relâchent que quand la foule et les ‘leaders’ arrivent et le prennent.

 

Les hommes qui se chargent de diriger la ‘chasse et l’exécution du voleur’ deviennent, au moment où se déroule l’action, la seule autorité reconnue. Il s’agit d’hommes âgés de 25 à 50 ans. En tant que chefs implicites, ils coordonnent et contrôlent l’exécution. Ces chefs sont ‘conjoncturels’ en ce que ce ne sont pas les mêmes pour toutes les exécutions. Ces ‘chefs’ sont, généralement, des travailleurs du secteur informel, qui jouissent d’un certain [page 190] prestige dans la communauté et qui sont respectés par celle‑ci. Il s’agit de gens qui sont censés “donner le bon exemple aux plus jeunes, leur montrer qu’il faut travailler, qu’il faut être responsable et qu’il existe une loi, dans la communauté, qu’il faut respecter". Cette situation change quand la ‘chasse au voleur’ se déroule dans les rues du centre ville. Dans ces cas-là, l’homme qui assume le rôle de chef peut être celui qui a signalé le ‘voleur’, un passant quelconque ou un enfant de la rue. Cette différence dans la reconnaissance d’une autorité implicite, manifestée par les acteurs sociaux selon l’espace où il se trouvent, fait entrevoir un mécanisme de légitimation symbolique: une pratique devient institution sociale (Augé 1979).

 

La foule est composée d’hommes, de femmes et de jeunes enfants. Le rôle des hommes, en général, est de crier contre le voleur, le frapper et aider à son exécution. Le rôle des femmes adultes et des mineurs d’âge se limite toujours à rester des spectateurs, parfois à crier aussi contre le voleur, mais tout en gardant une certaine distance dans la participation effective aux faits. Les femmes sont le plus souvent absentes au moment des exécutions, mais ce sont elles qui parlent le plus souvent de la pauvreté et justifient la justice expéditive en tant que conséquence de la misère, du chômage et des problèmes familiaux (60% des foyers à Mathare Valley ont comme chef de famille une mère célibataire).

 

Dans la foule on compte également des garçons âgés de moins de 18 ans; ils adoptent deux sortes de comportement face à la justice de la rue. Les garçons âgés de moins de 12 ans participent comme spectateurs et certains comme collaborateurs à l’exécution

 

en ramassant le bois pour faire le feu et brûler le bandit; nous aidons à allumer le feu et à attacher le voleur au poteau où il est pendu; nous restons là jusqu’à ce qu’il est mort. Parfois il y a des enfants de la rue qui sont exécutés; s’il s’agit d’un de nos amis nous essayons de l’aider, mais si c’est quelqu’un d’un gang ennemi nous ne faisons rien pour lui.

 

Généralement, les garçons âgés de plus de 12 ans, principalement les enfants de la rue, ne participent pas à la justice expéditive car ils sont aussi visés par celle‑ci.

 

Nous sommes aussi persécutés par la foule; beaucoup de nos camarades ont été tabassés, brûlés vifs par les wananchis (citoyens). Nous restons à l’écart de ces actions et quand nous savons qu’il va y avoir une exécution nous prenons la fuite. Nous ne pouvons rien faire pour les victimes. Quand nous essayons de sauver un de nos camarades nous sommes aussi [page 191] agressés et risquons d’être exécutés. Parfois nous réussissons à libérer un de nos amis, mais cela est très rare. La justice expéditive et la police sont nos principaux ennemis.

 

Il ressort des résultats de nos recherches de terrain que la justice expéditive soit la cause principale de la mort des enfants de la rue de Nairobi.

 

Horaire et fréquence

 

Le déroulement des actions de la justice expéditive ne connaît pas d’horaire fixe. En outre, on note une nette augmentation du nombre de personnes exécutées quotidiennement. Actuellement (mai 1996) à Mathare Valley ont lieu environ trois exécutions par jour:

 

nous le faisons matin, midi ou soir. C’est vrai qu’actuellement le nombre de victimes a augmenté mais c’est parce que la délinquance a aussi augmenté. Dans les années 80 on exécutait uniquement 10 ou 15 voleurs par mois, et cela seulement durant la nuit. Puis les choses se sont empirées et les exécutions ont doublé. Maintenant nous avons au moins trois exécutions par jour et nous le faisons à n’importe l’heure. C’est vrai que c’est mieux de le faire tôt le matin ou tard le soir, pour ne pas attirer l’attention de la police, mais la réalité c’est que nous le faisons quand il faut. Parce que nous ne pouvons pas garder le criminel jusqu’au soir, il peut s’échapper ou quelqu’un peut nous dénoncer auprès des autorités, c’est mieux d’en finir avec l’affaire tout de suite.

 

A Korogocho, la situation est semblable à celle rencontrée à Mathare Valley. La différence c’est qu’à Korogocho “on n’exécute qu’environ un voleur par jour; parmi eux beaucoup d’enfants et de jeunes délinquants". La situation est différente à Kangemi, où un certain contrôle social oblige les exécuteurs à modifier leurs méthodes expéditives, et c’est pour cela que

 

les exécutions se font normalement à 2 heures ou 3 heures du matin, pour empêcher l’intervention des autorités ou des curés qui habitent ici dans le secteur. C’est aussi pour cela qu’il n’y a pas grand monde quand on fait l’exécution, environ une centaine de personnes seulement, normalement celles qui ont été prévenues à l’avance et en secret. Ici, il n’y a pas le même nombre d’exécutions qu’à Mathare Valley car le quartier est plus petit. [...] Nous avons environ 6 exécutions par semaine; [page 192] ces voleurs ne sont pas tous de notre communauté mais des gens qui viennent du centre ville ou d’autres quartiers nous déranger ici. Nous connaissons bien notre communauté; nous exécutons aussi ceux d’ici qui ne respectent pas la communauté, qui ne respectent pas la loi, mais beaucoup des morts sont des adultes venus d’ailleurs. Nous devons faire justice, respecter et nous faire respecter, c’est pour cela que quand on attrape un bandit on le frappe, on le brûle vivant, pour que la communauté entière retienne la leçon; c’est un bon exemple pour nos enfants.

 

 

Territoire

 

Les exécuteurs de la justice expéditive n’ont pas (encore) un territoire défini, un territoire fixe pour se livrer à leurs actions.

 

Comme nous n’avons pas d’endroit fixe pour les exécutions, nous improvisons au coin d’une rue, dans un lieu de ramassage d’ordures ou dans un lotissement vide, près de l’endroit où nous avons attrapé le délinquant, près aussi de notre lieu d’habitation. Il ne faut pas aller très loin avec le voleur, ce n’est pas nécessaire; en plus, c’est très risqué de se déplacer avec lui. Ce qui compte c’est qu’on puisse faire l’exécution et montrer aux autres qu’il vaut mieux ne pas s’aventurer à commettre des délits près de chez nous.

 

A Mathare Valley et à Korogocho, les exécuteurs et la foule ne prennent pas la peine de déplacer le cadavre après l’exécution, ou de le conduire à la morgue. Les dépouilles restent sur place. Par contre, à Kangemi le cadavre est généralement ramassé par les exécuteurs eux‑mêmes qui se chargent de le cacher dans la brousse ou de le jeter à la rivière, toujours à l’intérieur du quartier.

 

La mobilité spatiale des spectateurs et des exécuteurs est donc limitée, créant dans leur propre territoire ce qui a été défini par S.F. Moore (1978) comme “un champ social semi‑autonome défini non par son type d’organisation mais par un caractère de type processuel résidant dans le fait qu’il peut donner naissance à des normes et assurer par la contrainte ou l’incitation leur application".

 

 

Pauvreté, désarroi et la rupture entre la société et l’État

 

Les rapports sociaux développés par la justice expéditive se projettent ainsi non [page 193] sur un territoire déterminé mais dans un espace symbolique. La logique sécuritaire, spatiale et sociale sécrétée par la justice expéditive nous conduit à parler de stratégies sociales à l’oeuvre dans un processus de mobilité sociale des individus en ville. Dans ce contexte, nous croyons que la justice de la rue est associée aussi aux problèmes urbains, dont le facteur économique représente le point déterminant de ce cercle vicieux: pauvreté‑violence‑survie.

 

Qui tient compte de l’environnement socio‑économique des bidonvilles, comprend comment celui‑ci puisse pousser les gens à la frustration et à légitimer une violence par le lynchage. Dans des endroits où il n’y a pas de services publics, où le chômage touche la totalité de la population, où les conflits fonciers obligent les pauvres à se loger comme des squatters, il n’est pas étonnant que la population cherche à exprimer son désarroi, sa frustration. Mais ceci est encore une question très abstraite. Nous avons pu constater que de nombreuses personnes qui participent à la justice expéditive ne savent pas si elles sont en train de réagir contre l’insécurité, contre un voleur, contre le gouvernement ou contre quelqu’un d’autre. Ce que les acteurs sociaux impliqués dans la justice expéditive laissent entrevoir, c’est que s’ils ont l’occasion de décharger leur désarroi contre quelqu’un d’autre, de se défouler, ils le font. Nous croyons aussi qu’il s’agit d’une réaction qui peut être considérée comme inconsciente et c’est à ce niveau‑ci que l’implication des psychologues sociaux, dans ce genre de recherches, s’avère indispensable.

 

Les rapports communauté‑survie‑sécurité‑espace urbain nous aident à confirmer que la justice de la rue n’obéit pas uniquement à une volonté délibérée, programmée par la communauté ou par un groupe, de se faire justice dans un sens juridique. En fait, cette réaction peut aussi obéir à une réaction incontrôlable provoquée par le désir d’en finir avec un ennemi difficile à identifier, par un refus de l’ordre établi, en montrant manifestement ce que Clastres (1974) appelle “une rupture fondamentale entre cette société et l’État".

 

Cette rupture s’exprime par les mauvais rapports population‑autorités. D’autre part, il s’agit d’un phénomène qui s’étend à d’autres régions d’Afrique, avec des variantes dans le processus d’exécution qui indiquent l’existence d’un nouveau système de justice, ou de vengeance, qui peut devenir incontrôlable. Dans la majorité des cas cette rupture ne se manifeste que dans les secteurs d’habitat pauvres, tel qu’illustré par Degni‑Segui (1995: 380) à propos des manifestations de la justice expéditive qui se développent actuellement à Abidjan, où

 

il y a des lynchages, surtout en cas de flagrant délit de vol ou de crime. Ainsi un policier, pour avoir abattu un chauffeur de taxi à Abobo, a été lynché à mort. Toujours à Abobo, certains voleurs sont conduits au ‘gros trou’ pour y être jetés. Il s’agit [page 194] d’un grand ravin de près de 6 à 8 mètres de profondeur. A coup sûr, les voleurs y meurent ou à tout le moins s’en sortent avec de nombreuses fractures. Dans les quartiers et villages riverains de l’eau (lagune ou mer), les voleurs sont noyés, jetés à l’eau avec une meule au cou. Dans d’autres villages ou quartiers pauvres, les voleurs appréhendés par les populations subissent le supplice du lavement à l’acide ou autre produit toxique.

 

 

Comment les actions de la foule et de la police se juxtaposent

 

Les réactions et les réponses données actuellement par le gouvernement à toute forme de délinquance, de contestation sociale ou politique, trouvent leur raison d’être dans le contexte politique qui se vit au Kenya depuis les années 80. En 1982, le gouvernement kenyan change la Constitution et l’État revient au monopartisme; le seul parti politique autorisé est le parti au pouvoir, le Kenya African National Union (KANU). Commencent les campagnes politiques, menées par l’opposition, pour le retour au multipartisme, et celles‑ci s’intensifient entre 1989 et 1991 quand, sous la pression des organismes financiers internationaux, le gouvernement autorise le retour au multipartisme.

 

Depuis la réintroduction du multipartisme au Kenya la violence urbaine, à Nairobi, a pris une tournure politique. Les rabatteurs de transport (matatu boys) et le petit peuple des bidonvilles sont réputés avoir été le fer de lance de la contestation populaire ayant abouti aux émeutes du 7 juillet 1990 (connues sous le nom de Saba‑Saba). En réaction à ces émeutes et au contrôle de la rue par des gens soutenant l’opposition politique, l’action Shoot to kill policy fut mise en place en 1990; n’importe qui pouvait être abattu si la police le comptait parmi ses suspects (Grignon 1993).

 

Commencés ainsi à se légitimer l’action extra‑judiciaire officielle, les policiers exerçant, dans la même logique de la justice expéditive, le rôle de juges, jurés et exécuteurs. Ainsi se régularisent deux modes d’action judiciaire, l’un formel, l’autre informel, légitimés symboliquement par les mots d’ordre ‘lutter contre la delinquance’ ou ‘faire justice’. Se formalisent donc deux nouveaux modes de violence avec lesquels s’établit une nouvelle mode d’interaction entre le peuple et les autorités, entre la ville et la violence.

 

Tandis que la justice expéditive évolue dans ses modes d’action et dans le choix de ses victimes, du côté de la justice officielle les mécanismes d’exercice de la violence se renforcent. En 1995, le gouvernement autorise la mise en fonction dans les postes de police de Nairobi et de Mombasa d’une ligne téléphonique [page 195] (the telephone hot lines) sur laquelle n’importe quel citoyen peut dénoncer un ‘bandit’.  Dans la justice expéditive il suffit que quelqu’un crie ‘au voleur’ pour que la foule se lance derrière la victime désignée du doigt. Pour que la police intervienne, il suffit de téléphoner aux hot lines et de donner le signalement du ‘bandit’ ainsi que l’endroit où celui‑ci se trouve. La police se déplace et liquide la victime qui est, une fois de plus, montrée du doigt, jugée et exécutée sans jugement par un tribunal.

 

Officiellement, la création de ces lignes téléphoniques n’obéit qu’au besoin de “donner à la population la possibilité de participer au processus de lutte contre la criminalité. [...] On est en train de créer des nouveaux rapports entre la police et la communauté". Ce programme téléphonique s’est étendu, début 1996, à d’autres villes telles que Nakuru, Kakamega et Kisumu.

 

Actuellement la police kenyane compte sur deux recours légitimes lui permettant d’assurer sa propre justice expéditive: la loi l’autorisant à tirer sur tout suspect et l’appel téléphonique lui donnant le nom d’un ‘bandit’ et l’endroit où on peut le trouver. Cet appel téléphonique anonyme n’est pas vérifié. La loi (The Police Act, Section 28) autorise à tirer sur un suspect mais elle ordonne aussi de le faire seulement dans certains cas (par exemple, de légitime défense). Elle ordonne aussi de tirer dans les jambes. Aujourd’hui on ne tient plus compte de cette loi et le nombre d’exécutions augmente. Il suffit de lire les journaux locaux où sont publiés les ‘exploits’ de la police dans la ‘lutte contre la criminalité’. Il existe aussi des justifications, officielles, données à ces exécutions: “il s’agissait d’un individu suspecté de participer à des activités criminelles"; “c’était quelqu’un qui s’était battu avec la police"; “c’était un criminel recherché par les autorités" ou “c’était un criminel qui a voulu s’échapper". Selon le K.H.R.C. (1995) plus de 43 personnes ont été exécutées par la police kenyane entre janvier et juin 1995.

 

Les noms des victimes exécutées par la police, à l’instar de la justice expéditive, ne sont pas toujours connus. Il est très difficile, sinon impossible, de trouver plus d’informations sur ces cas, ainsi que sur ceux de la justice expéditive, aux postes de police. Ces cas sont publiés dans les journaux locaux le plus souvent sous le titre “la police a abattu un criminel très dangereux" ou “très recherché".

 

Symboliquement, le droit d’exercer la justice, formelle ou informelle, est établi. La justice expéditive est légitimée par une partie de la population, exécuteurs et spectateurs appartenant aux secteurs populaires. Elle l’est aussi par des spectateurs et des gens connaissant le phénomène, appartenant aux classes moyennes et aisées, qui ne participent pas de façon active aux lynchages (parmi d’autres, parce qu’ils ne s’approchent jamais des lieux d’habitat des pauvres), qui trouvent que le meilleur à faire est de se taire.

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Entretemps, la justice policière, la hot justice, est même légitimée par le Président Moi qui, au sujet des méthodes expéditives de la police et suite à des dénonciations faites par des associations de défense des droits humains, a dit lors d’une réunion publique: “le gouvernement ne va pas cesser de lutter contre les criminels sous prétexte de potéger les droits humains: la paix et la stabilité sont nos priorités" (The Standard, le 23 mai 1996, Nairobi).

 

Pour le droit officiel les actions expéditives ont un contenu éthique différent, fort du fait que le droit de l’État peut compter sur des ressources institutionnelles et symboliques avec lesquelles il peut matérialiser et rendre collectifs des nouveaux modes de soumission. Dans ce sens, le langage du politique ne s’articule pas autour d’alliances (patron‑client, peuple‑politicien) mais autour d’une violence institutionnalisée dont, nous l’avons démontré, l’État n’a pourtant pas le monopole. Entretemps, les acteurs de la justice expéditive se chargent de créer, de leur côté, des mécanismes de légitimation symbolique en essayant, dans les termes d’Augé (1979), de l’“assurer au sein de la communauté en tant qu’institution sociale et en s’assurant en même temps de sa reproduction".

 

 

Conclusion

 

L’application de la violence par la justice expéditive montre comment le peuple réalise une usurpation du monopole de la violence qui, n’étant pas contestée et reprimée ouvertement par le gouvernement, pourrait indiquer une délégation implicite du droit à l’exercice de la violence. Celle‑ci serait à considerer comme une stratégie étatique visant à laisser les gens se faire justice ‘par le bas’ sans devoir participer ouvertement aux actions répressives ni s’investir dans des programmes de lutte contre la pauvreté ou contre la délinquance.

 

Bien que la justice expéditive n’utilise pas encore les services des tueurs à gages et qu’elle ne soit pas à comparer avec un système de règlements de comptes, elle produit de nouvelles formes de droit local qui jouissent d’une légalité populaire à grande échelle. Il s’agit d’une situation d’inter‑légalité, c’est‑à‑dire, d’une relation complexe entre différents droits qui oblige à l’improvisation de nouveaux modèles de régulation. Il s’agit aussi d’un phénomène qui s’approprie, aujourd’hui, des espaces sociaux et physiques déterminés: les plus pauvres et leurs lieux d’habitation.

 

La justice expéditive est donc un élément de plus dans la violence urbaine et, en tant que telle, elle fonctionne avec des codes qu’elle déplace en maintenant ses propres revendications de violence légitime.

 

Dans la même logique, l’action répressive de l’État devient manifeste avec les [page 197] méthodes justicières appliquées par la police locale, montrant que l’État essaie de s’imposer par la force, en affirmant son caractère autoritaire et, par là, directement ou indirectement les antagonismes sociaux. Dans ce contexte, la violence est exercée comme un mode de contrôle social qui contribue à constituer une contre‑société qui utilise la violence comme mode d’intégration et de régulation sociale.

 

La situation d’inter‑légalité qui se pésente est plurielle. Nous constatons l’émergence de deux violences qui fonctionnent de façon parallèle et avec presque les mêmes méthodes justicières. On se trouve devant une situation de mise en concurrence de violences, légitime et illégitime, sans qu’aucune des deux renonce à son propre caractère ‘légal’. L’État ne mène pas un combat ouvert contre l’action de la justice expéditive et encourage l’action policière. Peut‑on dire que l’État se détâche du problème et que, par son attitude, il confirme son désintérêt pour les plus pauvres (la justice expéditive et la justice officielle ne tuent que les pauvres)? Ces deux formes de justice deviennent‑elles, pour l’État, les moyens lui permettant de se débarrasser, sans s’impliquer, de certains groupes sociaux? Dans la situation politique actuelle, où la priorité du gouvernement est la ‘stabilité’ politique, tout semble indiquer que l’État est en train de montrer à la population, avec l’action justicière officielle, qui est le plus fort.

 

L’un des problèmes qui se posent, actuellement, est le risque de dérapage. Celui‑ci est d’autant plus grand que l’auto‑défense communautaire au moyen d’une justice sommaire remet fondamentalement en question l’efficacité et la faisabilité du droit moderne; que cette justice et la justice officielle peuvent aussi être utilisées par les États ou les appareils répressifs pour éliminer des opposants politiques; et que l’obsession de l’insécurité et le désir d’en finir avec l’‘ennemi’ peut pousser la foule à identifier et à dénoncer comme voleurs ses propres voisins, des innocents.

 

 

 

Références

 

 

AUGÉ, M.

1979      Symbole, fonction, histoire. Les interrogations de l’anthropologie. Paris: Hachette.

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1974      La société contre l’État. Paris: Editions de Minuit.

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1995    ‘Modes informels de régulation dans les quartiers urbains pauvres: l’exemple d’Abidjan.’ Pp.353-383 dans Collectif, Pauvreté urbaine et [page 198] accès à la justice en Afrique. Impasses et alternatives. Paris: L’Harmattan.

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GRIGNON, F.

1993     Le multipartisme au Kenya? Reproduction autoritaire, légitimation et culture politique en mutation (1990‑1992). Travaux et Documents de l’IFRA, n°12, juillet, Nairobi.

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1995   ‘Accès à la justice dans les quartiers urbains pauvres: Dar‑es‑Salaam, Kampala, Nairobi.’ Pp. 221-285 dans Collectif, Pauvreté urbaine et accès à la justice en Afrique. Impasses et alternatives. Paris: L’Harmattan.

1996   ‘Le gang “Serena": Origine et production d’une contre‑société de la rue à Nairobi.’ Politique africaine 30: 61-71.

ROULAND, Norbert

1988      Anthropologie juridique. Paris: P.U.F.