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LE DROIT URBAIN DE KINSHASA[1]

 

 

                                                                       Johan Pauwels

 

 

Richesse et diversité du droit africain

 

Qui dit coutume évoque la tradition, les lois des ancêtres, les rites et procédés où l’élément juridique se distingue à peine de la magie et du folklore. Cette conception hélas trop répandue, témoigne d’une ignorance générale de la richesse et de la variété du droit coutumier. Cet article voudrait réhabiliter le droit africain, en montrant la richesse et l’actualité par l’analyse de certains de ses aspects dans les villes africaines.

 

Personne ne sait au juste combien de systèmes juridiques africains régissent la population du Congo. Les ethnologues ont dénombré environ 250 groupes ethniques. Bien que les divisions juridiques ne coïncident sans doute pas parfaitement avec les divisions ethniques, le nombre des coutumes juridiques doit être du même ordre de grandeur, compte tenu des seules coutumes émanant directement des droits précoloniaux, c’est-à-dire les droits ruraux ou coutumes rurales, par opposition au droit africain qui régit les centres urbains du Congo. En effet, à côté des droits traditionnels sont nés des systèmes juridiques régissant tout ou partie des litiges qui surgissent dans les agglomérations urbaines, d’origine plutôt récente. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que les quelque soixante agglomérations du Congo possèdent chacune leur droit coutumier propre, encore que, selon nos renseignements, le droit coutumier des environs ou des habitants n’y soit que rarement appliqué.

 

Cet article expose la situation juridique de Kinshasa. Son but est de mettre en lumière l’importance du phénomène juridique urbain au Congo, et de souligner l’intérêt pour les juristes - et les autres personnes concernées par le développement de la société congolaise - de ne pas se contenter d’étudier les [page 10] droits coutumiers traditionnels.

 

Quelques remarques préalables s’imposent. S’il est vrai que les citadins sont soumis comme les ruraux, au droit dit coutumier pour une bonne part de leurs relations juridiques privées, le droit congolais comporte un domaine uniforme, constitué entre autres par le droit constitutionnel, la majeure partie du droit fiscal et pénal, le droit commercial et industriel, le droit social, etc. Cet ensemble forme pour ainsi dire le droit général congolais, dont certains, obnubilés par l’opposition entre droit écrit et droit coutumier, méconnaissent l’ampleur voire même l’existence, alors que le domaine des droits particuliers (c’est-à-dire les centaines de droits partiellement au moins d’inspiration africaine, auxquels s’ajoute le droit écrit ou légiféré, jusqu’ici d’inspiration étrangère surtout) se limite au droit civil, au droit pénal relatif aux infractions légères, au droit administratif local et, en partie, à la procédure.

 

Dans ce domaine des droits particuliers, surtout en matière de droit civil, la grande majorité des rapports juridiques entre Africains, ruraux comme citadins, est régie par le droit coutumier. Pourtant ils pourraient soumettre leurs rapports juridiques au droit écrit. Mais en pratique peu usent de cette faculté, surtout en matière familiale, pour des raisons très compréhensibles d’ailleurs.

 

Enfin, droit coutumier ou africain ne signifie pas nécessairement droit basé sur les usages de la communauté. Ce terme quelque peu confus désigne l’ensemble des règles et solutions juridiques sanctionnées par les tribunaux coutumiers. Or ces tribunaux ont fait oeuvre créatrice. Leur jurisprudence s’est non seulement inspirée des solutions traditionnelles, mais a aussi largement puisé aux sources du droit occidental; guidée par l’administration, elle a répondu aux besoins nouveaux par des solutions parfois originales. Par conséquent, il serait souvent plus heureux de désigner ce droit coutumier par le terme ‘droit jurisprudentiel’.

 

 

Le cas de Kinshasa

 

A Kinshasa, l’immense majorité des affaires qui ne relèvent pas du droit légiféré, sont tranchées par les tribunaux coutumiers. Leur apparition remonte à septembre 1926, quand furent créés un tribunal de centre et un tribunal de territoire. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale les chambres de ces tribunaux se sont progressivement multipliées. Actuellement il existe à Kinshasa une vingtaine de tribunaux de commune (qui ont pris la relève du tribunal de centre), ainsi qu’un tribunal de ville composé de quatre chambres (I et II à la Grand’Place, III à Matete et IV à Ndjili). Le tribunal de ville a une double charge: d’une part la révision des jugements rendus par les tribunaux de commune, et d’autre part l’examen de certaines affaires au premier degré.

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Trois problèmes majeurs se sont dès le début posés aux juges coutumiers. Le premier découlait des origines très diverses de la population qui fraîchement installée, avait connu des coutumes personnelles aussi multiples que différentes. Connaître et appliquer ces droits aurait crée des difficultés insurmontables pour les juges, surtout en cas de litiges entre personnes soumises à des coutumes divergentes. En second lieu, il était inconcevable d’appliquer telles quelles à Kinshasa les coutumes traditionnelles en vigueur à l’intérieur: il fallait nécessairement adapter, aménager et même supprimer certaines règles traditionnelles. En troisième lieu, les juges coutumiers (à savoir des Africains dirigés par un Européen, président du tribunal de territoire), étroitement contrôlés par l’administration coloniale, furent fatalement amenés à tenir compte de ses desiderata. En effet, l’administration considérait les juridictions coutumières comme un instrument de choix dans sa ‘politique indigène’: par l’élaboration des règles juridiques à appliquer aux litiges entre autochtones elle cherchait à imposer ses vues, notamment en matière familiale.

 

Face à cette situation, deux solutions principales s’offraient au juges: soit appliquer les coutumes personnelles des parties, soit appliquer à tout le monde une solution uniforme. Il s’est avéré qu’on a principalement opté pour le seconde méthode. Cette option s’est concrétisée dans l’élaboration d’un droit local uniforme, inspiré à la fois des droits traditionnels et du droit occidental. Le droit uniforme n’a cédé la place au droit personnel des parties que dans des cas peu nombreux, mais qui, en général, portaient sur des matières importantes dans la vie des justiciables, comme le règlement du sort des enfants (garde des enfants en cas de divorce, tutelle, etc.) et, dans certaines hypothèses, le partage d’un héritage.

 

Comment expliquer le peu d’intérêt, consacré aux coutumes d’origine des parties? Plusieurs facteurs y sont intervenus.

 

Tout d’abord, l’application scrupuleuse des coutumes personnelles des parties constitue, en ville, une tâche impossible. Elle suppose que le juge d’un centre où vivent des hommes et des femmes ressortissants de dizaines de systèmes juridiques, se mette, dans chaque litige, à la recherche de la solution préconisée par tel ou tel droit. Le juge ne peut évidemment pas connaître tous ces droits; ceux-ci n’étant du reste pas codifiés, il se trouverait constamment en face de problèmes quasi insolubles.

 

Ensuite, l’application du principe de la personnalité du droit est malaisée en cas de conflit de coutumes, c’est-à-dire quand plusieurs coutumes différentes font valoir chacune ses titres à l’application dans un litige déterminé, par exemple, lorsque un Muluba épouse une Mukongo, un Lunda réclame la succession d’un Tshokwe, un Ngombe vend quelque chose à un Mongo.

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Dans ces hypothèses, il faut ou bien choisir l’application d’une coutume parmi celles qui se présentent, ou bien les appliquer toutes cumulativement, ou bien encore, faire abstraction des diverses solutions en présence, en faveur soit d’une solution concrète, soit d’une nouvelle solution générale uniforme. On voit donc comment dans des milieux très hétérogènes, les respect du principe de la personnalité des droits crée des difficultés.

 

La solution consistant à appliquer un droit uniforme, permet d’éviter toutes ces complications. De plus, elle constituait à Kinshasa la réponse tout indiquée à des problèmes typiquement urbains, au sentiment qu’il fallait adapter certaines règles juridiques dépassées, et à la pression de l’administration jouant en faveur de l’adoption de solutions cadrant avec ses conceptions propres. Quiconque veut intervenir dans le droit ou veut agir par le droit, sera inévitablement amené à imposer une solution uniforme.

 

Notons enfin qu’à l’origine, l’administration de la justice coutumière fut confiée à des personnes qui n’avaient pas reçu une formation juridique complète; en fait, elles n’ont jamais envisagé l’application sur une grande échelle des diverses coutumes des justiciables. A leurs yeux, l’application d’un droit uniforme et propre à la ville allait de soi.

 

Comme la coutume traditionnelle de la région de Kinshasa - celle de la tribu restreinte des Bahumbu - n’était pas en mesure de s’imposer comme le droit de toute la communauté urbaine, la promotion d’un droit uniforme impliquait donc la création d’un nouveau corps de droit. D’ailleurs l’administration locale avait dès le début caressé le rêve de constituer pour les habitants africains de Kinshasa un droit ‘moderne’ très semblable au droit occidental. Aussi la création d’un droit local nouveau a-t-elle été l’une des caractéristiques les plus marquantes de la vie juridique à Kinshasa.

 

 

Les sources du droit kinois

 

D’où viennent les règles juridiques uniformes que les juges coutumiers de Kinshasa appliquent aux litiges dont ils sont saisis, sans égard aux origines et aux coutumes personnelles des parties? Lorsqu’on compare le droit kinois aux coutumes traditionnelles, on ne peut en effet manquer de remarquer le rôle important qu’y jouent les concepts et règles juridiques d’origine occidentale. Le droit occidental est omniprésent dans le droit coutumier de Kinshasa.

 

Néanmoins, influence ne veut pas dire imitation. La création du droit de Kinshasa ne s’est pas limitée à une pure transposition servile du droit écrit occidental. Tout au contraire a-t-on procédé à un choix entre les techniques du [page 13] droit occidental: certaines notions et règles du Code civil ont été adaptées, voire déformées jusqu’à en devenir méconnaissables. Il y a eu des emprunts et des rejets partiels. On peut donc dire que le droit kinois, au-delà de ses influences occidentales, est incontestablement resté un droit africain. Ce droit urbain, malgré son caractère fortement acculturé, s’adresse à des Africains. Il a dû s’adapter, se plier même à certaines des conceptions de la mentalité d’ici. Un grand nombre d’institutions typiquement africaines y sont intégrées. Mentionnons le mariage par versement de dot, le rôle des structures de parenté unilatérale dans le mariage, le divorce et la tutelle. Le droit traditionnel est en outre préservé dans une large mesure par le biais de la procédure de réconciliation: dans diverses hypothèses, les juges coutumiers renvoient les parties devant un conseil de famille, dans l’espoir qu’il arrangera à l’aimable le litige. Cette technique assure évidemment la survie de procédés judiciaires typiquement africains.

 

En conclusion, les ‘sources matérielles’ du droit kinois, comme disent les juristes, ont essentiellement été: 1° un fond commun coutumier: certaines règles et institutions traditionnelles que, moyennant simplification, on a pu faire accepter par tous les justiciables; 2° une dose importante des notions, de règles et de techniques juridiques occidentales, ainsi que les valeurs qu’elles expriment; 3° les nécessités pratiques de la vie urbaine africaine, qui ont suscité la naissance de solutions originales, ou au moins l’adaptation des solutions traditionnelles ou occidentales.

 

 

Aperçu du droit urbain uniforme

 

Passons en revue quelques règles fondamentales du droit kinois.

 

 

Droit familial

 

Il n’y a pas de mariage coutumier sans versement d’une dot selon les normes traditionnelles. Cependant les mariages, d’ailleurs rares, conclus selon des coutumes qui n’exigent pas de dot, sont valides. Cette exception ne s’applique pas au concubinage. Fort répandue à Kinshasa depuis la création de la ville, l’institution du concubinage fut au début reconnue par les juges coutumiers. Ainsi permettaient-ils par exemple à la concubine abandonnée de réclamer une compensation pour ses services. Mais l’administration européenne, estimant cette attitude immorale, est intervenue très tôt (fin 1928) pour écarter des tribunaux les litiges relatifs au concubinage. La règle occidentale nemo auditur propriam turpitudinem allegans (personne n’est entendu s’il invoque sa propre immoralité) fait désormais figure de règle coutumière! Mal comprise, elle heurte sans doute [page 14] le sens de la justice de beaucoup qui estiment, non sans raison, que des services rendus doivent être rémunérés.

 

Les droits et devoirs des époux sont principalement sanctionnés par les actions en justice pour adultère et par la pension alimentaire. La répression de l’adultère constitue l’un des phénomènes les plus captivants de l’évolution du droit urbain de Kinshasa. Au cours des années trente, l’administration locale a fait tout ce qui était en son pouvoir pour supprimer l’octroi de dommages-intérêts au conjoint lésé. Certains fonctionnaires craignaient en effet que ceci ne fût exploité par des couples peu scrupuleux. La population semble avoir fermement tenu à l’allocation du conjoint lésé; car après avoir été supprimée pendant quelques mois en 1937, cette sanction a été réintroduite. Les dommages-intérêts pour cause d’adultère ne furent finalement supprimés qu’en 1956. L’adultère est actuellement puni de servitude pénale (30 à 60 jours de détention) et/ou d’amende (1 à 2 zaïres). Aucune distinction n’est faite entre homme et femme, ni entre coupable et complice. L’épouse abandonnée par son mari a droit à une pension alimentaire pour elle-même et ses enfants. La somme que le mari est condamné à verser s’élève à concurrence des montants qu’il a omis de verser à sa femme dans le passé au titre de son devoir d’entretien. La pension alimentaire après divorce telle qu’elle est connue en droit occidental où elle doit être versée périodiquement à l’avenir, n’existe ici qu’en faveur des jeunes enfants de divorcés aussi longtemps qu’ils sont à charge de leur mère, mais ne joue pas en faveur de l’épouse divorcée. Toutefois en certaines circonstances, la femme peut réclamer au moment du divorce ce qu’on appelle à Kinshasa ‘l’indemnité de réadaptation’, compensation à caractère forfaitaire.

 

Les causes de divorce sont identiques pour tous, quelle que soit la coutume d’origine. Les tribunaux exigent des ‘motifs valables et sérieux’. Cela signifie dans la réalité qu’ils imposent souvent des délais de réconciliation. Exceptionnellement, ils refusent même de prononcer le divorce, si la partie innocente s’y oppose. Si les deux parties sont d’accord pour se séparer, les tribunaux prononcent le divorce sans trop s’arrêter aux motifs. Cette procédure ‘coutumière’ de divorce par consentement mutuel n’a donc rien en commun avec l’institution du même nom dans le Code civil, sauf le nom. Au contraire du Code civil, le divorce pour cause déterminée est plus difficile à obtenir que le divorce par consentement mutuel, car dans ce dernier cas les juges n’imposent pas de délais de réconciliation.

 

L’influence du droit écrit est particulièrement évidente dans le domaine des successions. Les tribunaux coutumiers de la ville ont longtemps hésité avant d’abandonner l’ordre successoral traditionnel. Celui-ci favorise normalement les frères du défunt, et parfois ses neveux, au détriment de ses enfants, et en règle générale exclut la veuve de la succession. Ce n’est qu’en 1950 qu’on s’est [page 15] résolument engagé vers l’octroi de droits successoraux substantiels aux membres de la famille nucléaire du défunt (veuve et enfants). La coutume kinoise telle qu’elle s’est stabilisée vers la fin de l’époque coloniale est une réplique assez fidèle des dispositions successorales du décret du 10 février 1953 sur la propriété immobilière des Congolais. Si le défunt laisse une parcelle, sa veuve en obtient l’usufruit et ses enfants légitimes la nue-propriété (encore deux notions du Code civil). Si seuls des enfants survivent à leur père, ils obtiennent le plein titre d’occupation de la parcelle. Ainsi la famille nucléaire évince les héritiers traditionnels, à moins que le défunt ne laisse ni veuve ni descendants. En ce cas l’héritage est partagé selon les règles de la coutume personnelle du défunt. Cependant si le ménage est sorti vainqueur du conflit entre le ménage et le lignage, il reste encore des zones d’incertitude. Ainsi la veuve sans enfants voit ses droits à la succession de son époux sérieusement contestés. Selon la solution retenue vers la fin des années cinquante, la veuve sans enfants devrait bénéficier de l’usufruit, la nue-propriété revenant aux héritiers traditionnels. Actuellement la tendance est à la réduction des droits de la veuve sans enfants. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure les règles successorales kinoise qui bouleversent pas mal d’habitudes et de conceptions traditionnelles, sont effectivement appliquées et suivies par la population.

 

En matière de filiation et de parenté, la jurisprudence de Kinshasa présente un ensemble de notions et de règles étroitement influencées par le Code civil. Le droit de paternité (équivalent à l’autorité paternelle du droit écrit) en est le principe fondamental. Ce droit appartient au père d’enfants légitimes, c’est-à-dire nés de l’épouse. En d’autres mots, le mari d’une femme est le père de ses enfants. Toutefois il lui est loisible de désavouer des enfants adultérins par simple déclaration devant les juges, sans rencontrer une seule des entraves que le droit écrit y met. En outre, le père d’enfants nés avant le versement de la dot peut acquérir ce même droit de paternité à leur égard à partir du moment où il épouse leur mère (‘légitimation’). On se croirait en pur droit écrit, s’il n’y manquait la reconnaissance en dehors du mariage. En effet, depuis 1957 un homme ne peut plus obtenir le droit de paternité sur les enfants d’une femme qu’il n’a pas épousée. Cette règle est strictement appliquée. De même l’on n’accorde pas au polygame le droit de paternité sur les enfants autres que ceux de sa première épouse. Avant 1957 pourtant les tribunaux de la ville permettaient la reconnaissance en dehors du mariage si la coutume personnelle des parties le permettait. Ainsi les Luba pouvaient reconnaître leurs enfants illégitimes, mais pas les Kongo. Depuis 1957 la réglementation de ce droit a été unifié.

 

Le système juridique de Kinshasa reconnaît un droit de tutelle dont le contenu est pour ainsi dire identique à celui du droit de paternité. Ce droit de tutelle est accordé à un membre du lignage de l’enfant, orphelin de père ou illégitime.

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Après ces quelques règles de droit familial, consacrons quelques lignes au droit patrimonial.

 

 

Droit patrimonial

 

Le droit des biens immeubles n’a que des liens très minces avec la ‘coutume’: les parcelles non régies par le Code civil sont soumises à un règlement urbain datant de 1945-1951. La jurisprudence de son côté a développé des règles d’indemnisation pour les dépenses faites dans une parcelle par celui qui n’est pas titulaire du droit d’occupation.

 

Le droit des contrats, encore trop peu étudié, semble consister en quelques règles très simples. Mentionnons la tendance au consensualisme dans le contrat de vente, c’est-à-dire que le consentement des parties peut être exprimé d’une manière quelconque.

 

La responsabilité civile est un domaine quelque peu atrophié de la coutume kinoise. La plupart des délits civils constituant en même temps des infractions, sont examinés par les tribunaux de droit écrit (tribunal de police, etc.). En matière de séduction par exemple il s’est développé une réglementation juridique originale: celui qui a eu des relations sexuelles avec une jeune fille, sans l’autorisation des parents de cette dernière, est condamné à payer, outre une amende, des dommages-intérêts au parents de la fille. Ces dommages-intérêts représentent d’une part les frais d’accouchement fixés forfaitairement (à 20 zaïres actuellement), et d’autre part les frais supportés par les parents pour l’entretien et l’éducation de leur fille; ces frais peuvent atteindre un montant élevé si la fille séduite fréquente l’école.

 

 

Vestiges de la diversité des coutumes

 

Le droit kinois a donc atteint une très grande uniformité. Néanmoins malgré les efforts déployés en ce sens, certaines règles n’ont pu être unifiées. Une zone bien déterminée du droit traditionnel résiste, avec plus de succès que d’autres, aux tendances évolutives et unificatrices.

 

Ainsi, lorsque deux époux divorcent, les enfants sont confiés à celui des époux au lignage duquel ils appartiennent traditionnellement. Si les parties sont patrilinéaires (Mongo, Bangala, Luba etc.), les enfants sont confiés au père. Si par contre les parties sont matrilinéaires (Kongo, Sakata, etc.), les enfants ‘appartiennent à la lignée’ de leur mère. Les juges s’empressent cependant d’ajouter que “le père garde le droit de paternité”. En d’autres mots, les enfants [page 17] sont confiées à la garde de leur père ou de leur mère, selon qu’il s’agit de patrilinéaires ou de matrilinéaires. Mais que décider si les enfants sont issus d’un mariage ‘mixte’, c’est-à-dire de l’union d’un matrilinéaire et d’une patrilinéaire ou vice versa? Famosissima quaestio! Vers les années 1955-1960, l’on choisissait la coutume du mariage, c’est-à-dire souvent la coutume de l’épouse. Actuellement, cette solution semble prêter à discussion, et la question de la garde des enfants nés de mariages interethniques en est venue à constituer peut-être une autre zone d’incertitude du droit kinois. Cependant, les enfants en bas âge (jusqu’à six ou sept ans) sont confiés à leur mère.

 

La diversité des solutions en matière de garde des enfants de divorcés est peut-être plus théorique que réelle. Car l’attribution au père du droit de paternité lui confère en toute hypothèse une autorité considérable sur ses enfants. En outre, bien des pères de statut matrilinéaire semblent en fait se charger de l’éducation de leurs enfants dès que ceux-ci ont atteint l’âge de six ans environ. Sera-t-on amené ainsi à adopter un système d’attribution largement favorable au père? Notons que c’est le système que les tribunaux coutumiers de la ville appliquaient au début de leur existence, jusqu’au jour où il fut décidé de respecter les systèmes de descendance unilatérale en matière de garde des enfants (1933).

 

Les particularités des diverses coutumes sont également respectées en matière de tutelle. Lorsque des enfants ‘sans père’, qu’il s’agisse d’orphelins ou d’enfants illégitimes, doivent être pourvus d’un tuteur, celui-ci sera choisi parmi les parents qui appartiennent au même lignage que lui: pour l’enfant illégitime son grand-père maternel ou un oncle maternel, et pour l’orphelin son frère aîné ou un oncle maternel ou paternel, selon qu’il appartient à un régime matrilinéaire ou patrilinéaire.

 

Enfin, lorsque le titulaire d’un droit d’occupation d’une parcelle sise à Kinshasa décède en ne laissant ni veuve ni enfants, son bien est attribué à celui ou ceux de ses parents que sa coutume d’origine désigne comme héritier(s). De nouveau il s’agit de membres de son patrilignage ou de son matrilignage, selon la linéarité de la coutume.

 

Voilà les trois domaines principaux où l’on relève à ce jour l’influence des coutumes traditionnelles qui conduit à appliquer de solutions différentes selon la coutume de parties. Il saute aux yeux que ces trois domaines touchent aux structures traditionnelles de la parenté et de la famille étendue. La place de l’enfant dans le groupe de parenté, la tutelle, l’attribution de l’héritage aux héritiers traditionnels, autant de questions qui sont réglées sur la base de normes régissant la parenté. En Afrique, la solution de ces problèmes est conditionnée par les conceptions sur les clans et lignages, groupes de parenté unilatéraux. On peut sans doute conclure que les normes concernant ces groupes de parenté sont [page 18] parmi les plus difficiles à unifier ou à remplacer.

 

Cette conclusion n’est évidemment pas très originale: il est bien connu que le droit de la famille compte parmi les branches du droit les plus malaisées à unifier. Certains aspects en ont pu être uniformisés, comme par exemple les règles concernant la dot ou la filiation; jusqu’à ce jour celles qui touchent aux clans et aux lignages ont résisté avec ténacité à l’uniformisation.

 

 

Le droit urbain, droit de demain?

 

Quel enseignement cette expérience de l’élaboration du droit urbain à Kinshasa apporte-t-elle au législateur congolais désireux de réformer le droit privé? Quelles leçons tirer des origines de ce droit, de sa formation, de son évolution, des réactions de la population devant les règles non conformes à la tradition, voire des échecs de certaines réformes?

 

La réforme du droit privé est un sujet d’actualité en Afrique. Au Congo cette question n’attire pas encore autant l’attention qu’en d’autres États africains. Mais il est certain qu’elle sera soulevée dans un proche avenir, car de nombreuses raisons objectives appellent une réforme. La mise à jour du droit privé constituera une tâche très ardue. Celui qui s’y attellera devra se baser sur une documentation sérieuse avant de se lancer dans des innovations lourdes de conséquences pour la société entière.

 

Sans vouloir préjuger de la réforme, mais sans non plus risquer de nous tromper, nous croyons pouvoir dire que le législateur congolais sera guidé notamment par les trois préoccupations suivantes: 1° renforcer avant tout l’uniformisation du droit; 2° doter le Congo d’un droit moderne, adapté à la vie du vingtième siècle et à même de soutenir la société congolaise dans son effort de développement; 3° affermir la certitude du droit, surtout en mettant par écrit les règles juridiques afin de les fixer et de le faire connaître.

 

Des essais de codification du droit seront sans doute tentés, soit sous forme de relevés privés ou officiels des systèmes traditionnels, soit comme une intégration des coutumes dans la législation. Unification, modernisation, codification: trois objectifs bien illustrés par l’évolution du droit à Kinshasa.

 

Le droit urbain de Kinshasa est essentiellement un droit uniforme, s’appliquant à tous les justiciables sans distinction d’origine ou autre. Cette constatation est de nature à encourager le législateur qui douterait des chances de succès d’un projet d’unification dans ce pays juridiquement si diversifié. Mais en même temps l’histoire du droit kinois adresse un avertissement aux réformateurs trop [page 19] audacieux: certains domaines du droit, plus précisément ceux qui touchent aux structures de parenté, s’opposent à l’unification. On ne peut unifier à la légère. L’esprit de Napoléon plane sur notre monde juridique: les juristes eux-mêmes n’en sont pas toujours conscients. Les créateurs du droit de Kinshasa n’ont pas unifié pour le plaisir, mais parce que c’était la seule solution réaliste dans un milieu polyethnique.

 

Les arguments en faveur de l’unification valent-ils également pour les milieux ruraux? Ne vaut-il pas mieux limiter l’unification à certains domaines du droit? Ou se contenter d’une unification d’un type particulier, par exemple, des interventions législatives n’arrêtant que les grands principes?

 

Les promoteurs du droit kinois ont voulu doter la ville d’un droit moderne. Mainte solution juridique appliquée à Kinshasa visait à répondre aux besoins d’une communauté moderne. Il serait particulièrement intéressant d’examiner dans quelle mesure ces solutions sont encore conformes aux besoins et aux aspirations de la société congolaise actuelle. Car, ne l’oublions pas, la plupart des règles de la ‘coutume évoluée’ ont été façonnées à l’époque coloniale, en d’autres mots par une administration étrangère. Il serait injustifiable de reprendre telles quelles les solutions élaborées pour Kinshasa, sous prétexte qu’elles auraient été spécialement conçues en fonction d’une communauté préfigurant le Congo de demain. Certes, les rédacteurs du nouveau droit devront étudier la coutume de Kinshasa; mais cette étude devra être avant tout critique. On tirera des leçons utiles des réactions de la population à l’égard d’un droit qui souvent, remarquons-le, n’est pas issu de ses usages mais lui a été imposé. L’étude critique des règles juridiques kinoises fournira des renseignements précieux sur les dangers d’une transplantation pure et simple des notions et des règles du Code civil en milieu juridique africain. Pensons au rejet radical des litiges de concubinage ou au triste sort réservé aux enfants illégitimes et aux enfants de polygames: l’acculturation irraisonnée et l’application rigide des classifications du droit écrit ont conduit aux solutions peu satisfaisantes pratiquées à l’heure actuelle.

 

Le droit de Kinshasa n’est pas mis par écrit. Loin d’être codifié, il n’est même pas compilé dans un document permettant une consultation rapide. Les juges eux-même hésitent souvent sur les solutions à appliquer; aussi des divergences surgissent-elles parfois dans la jurisprudence des divers tribunaux et chambres. L’absence de toute codification est fort déplorée dans les milieux judiciaires. Il faudrait formuler les règles juridiques applicables et les mettre à la disposition des juges - et des justiciables! - sous une forme aisément accessible, et susceptible de guider ceux qui administrent la justice. Cette lacune constatée à Kinshasa devra d’ailleurs aussi être comblée sur le plan national.

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Le législateur s’engagera un jour sur la voie de la réforme du droit privé congolais. Nous souhaitons que, conscient de l’importance de sa tâche, il ne recule pas devant l’austérité des indispensables recherches à entreprendre avant toute réforme. Car le droit africain n’est pas suffisamment connu. Des listes impressionnantes d’ouvrages et d’articles, et des séries de jugements coutumiers publiés cachent mal cette triste réalité. Et si l’on décide du sort du droit africain sans connaître ses déficiences et ses problèmes, mais aussi sa variété et sa richesse, l’on risque fort que des éléments précieux du patrimoine culturel africain ne soient un jour rejetés.

 

A notre avis, ces études préalables devraient porter principalement sur deux domaines qui méritent une attention prioritaire. D’une part les notions, les conceptions, les mécanismes et les techniques juridiques traditionnels sont trop peu connus et ont trop souvent été analysés superficiellement - à part quelques brillantes exceptions, bien sûr - par des personnes formées au droit occidental. Leur étude approfondie permettra peut-être d’enrichir le droit futur de concepts et de procédés authentiquement africains. D’autre part, des recherches systématiques sur les droits urbains fourniront aux juristes des renseignements analogues à ceux qui en sciences naturelles sont obtenus grâce aux expérimentations, les tribunaux urbains constituant en l’occurrence les laboratoires du législateur.


 


[1]Cet article a été originellement publié dans Congo-Afrique 25 (1968): 239-251.